Source: Nunez Teodoro
Le temps de lire par Stéphane Laporte
Publié le 19 novembre 2011
'' Cet après-midi, ma blonde et moi, on va aller faire notre tour au Salon du livre.
Et comme tous les ans, la tête va nous tourner devant autant de bouquins. On va vouloir tous les acheter, ou presque. Et on va en acheter plusieurs. De retour à la maison, en les rangeant dans la bibliothèque, je vais laisser échapper avec un soupir: j'ai pas assez de temps pour lire tout ce que je voudrais lire... Et là, du coup, je vais penser à ma mère.
Toute mon enfance, j'ai entendu ma mère répéter cette phrase comme une litanie: j'ai pas assez de temps pour lire tout ce que je voudrais lire... Pourtant, s'il y en a une qui le trouvait, le temps de lire, c'est bien elle. Entre deux brassées de lavage, pendant que le rôti de boeuf cuisait, pendant que les gars regardaient le hockey, pendant que mon père ronflait dans le lit conjugal, ma mère lisait. Aussitôt que ma mère avait cinq minutes pour arrêter de courir, cinq minutes pour s'asseoir, elle lisait. Si je n'ai jamais vu mon père assis, sans une cigarette aux doigts, je n'ai jamais vu ma mère assise, sans un livre à la main. Chacun avait sa façon de se détendre. Chacun avait sa façon de s'allumer.
Ma mère mettait ses lunettes sur le bout de son nez, puis elle plongeait dans Propos sur le bonheur du philosophe Alain, dans Le prophète de Khalil Gibran ou dans la dernière oeuvre de Jean d'Ormesson. Elle avait à peine le temps d'en lire une page ou deux que je lui demandais quelque chose à boire, que ma soeur lui demandait de l'aide pour un travail, que mon frère lui demandait de repasser sa chemise.
On sortait notre mère de sa lecture, sans gêne et sans façon. Pour nous, c'était un peu comme si elle était en train de ne rien faire. On n'avait pas l'impression de la déranger. Les enfants sont si exigeants. Pour nous, quand elle lisait, c'est parce qu'elle était en attente de faire quelque chose d'important. Quelque chose nous concernant. Comme on lit chez le docteur ou chez le dentiste, pour passer le temps. On avait tout faux. C'était tout le contraire. C'est quand ma mère multipliait ses tâches ménagères qu'elle était en attente. En attente de lire. Essuyer la vaisselle ou faire les lits, ce n'était qu'une parenthèse entre deux phrases de Marguerite Yourcenar.
Quand on la sollicitait, et on la sollicitait souvent, elle ne nous répondait jamais: Attendez que j'aie fini mon paragraphe. Jamais. Elle mettait son signet à la page où elle était rendue et s'empressait de répondre à toutes nos demandes sur-le-champ. Pour nous, c'était normal, elle était juste à côté. On ne réalisait pas qu'au fond, elle était rendue tellement loin, dans la Russie de Dostoïevski ou dans le désert de Saint-Exupéry. Il en fallait de l'amour maternel pour revenir à Notre-Dame-de-Grâce aussi rapidement.
Puis quinze minutes, une heure ou deux heures plus tard, elle retrouvait son livre comme si elle ne l'avait jamais quitté, comme on retrouve un ami vrai. C'est ce que j'ai appris de ma mère: lire n'est pas une activité, lire est une façon de vivre. Lire n'est pas une course contre la montre, lire est un chemin.
On peut décider de franchir le livre en une soirée, mais on peut aussi le parcourir petit à petit, de jour en jour, de semaine en semaine. Et même si l'on ne tourne pas ses pages, on avance quand même avec lui. Quand ma mère faisait son job de mère, il y avait des phrases de ses lectures qui continuaient de faire leur chemin dans sa tête et dans son coeur.
La maison familiale était remplie de livres que ma mère parcourait, 10 minutes par-ci, 10 minutes par-là, au bon gré de sa progéniture. À ce rythme, boucler Guerre et paix est aussi long que faire la guerre. Voilà pourquoi ma mère soupirait au moins 10 fois par semaine: j'ai pas assez de temps pour lire tout ce que je voudrais lire...
Dieu est une fée heavy. Il a finalement exaucé ma mère. Aujourd'hui, comme je vous l'ai déjà dit, ma mère a des problèmes avec ses reins. Elle doit être en dialyse, à la maison, quatre fois par jour. Fini les voyages, les courses à gauche et à droite, fini les marches dans le quartier. Maintenant, ma mère est toujours assise. Et elle a toujours un livre à la main.
Il n'y a plus d'enfants pour la déranger, plus de mari pour l'occuper, ma mère peut lire du matin au soir. Et c'est ce qu'elle fait. C'est sûrement grâce aux livres que ma mère garde le moral. C'est grâce aux livres que sa maladie ne la rend pas malade. Car elle continue de faire ce qu'elle aime le plus: lire. Et puisqu'elle continue de lire, elle continue de vivre. À sa façon.
Et savez-vous quoi? Ma mère continue aussi de dire: j'ai pas assez de temps pour lire tout ce que je voudrais lire...
Preuve que le livre est comme l'univers: infini.
Il n'y aura jamais assez de temps pour le parcourir.
Source: lapresse.ca
5 commentaires:
Inspirant !
.... si vous aimez les mots, visitez-moi a l'adresse suivante:
http://poesievisuelle.wordpress.com
@ Sylvie Gagnon
J'irai faire un petit tour.
À bientôt.
Oh que c'est beau ! ♥
Ce texte a longtemps été affiché à l'entrée de la bibliothèque lorsque j'habitais à Bromont et je le relisais à chacune de mes visites.
Je l'ai relu encore une fois ici grâce à toi et je le trouve toujours aussi touchant et vrai.
Merci Suzanne !
@ Marion
En effet ce texte, peu importe le temps, reste en nous et le relire encore et encore est un vrai plaisir.
Merci de tes mots gentille dame.
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